LE SURRÉALISME ET LE FÉMININ
Si notre approche traite plus évidemment de la
femme que de l'homme, c'est qu'il est plus facile, et peut-être
hélas plus piégeant de dire le féminin à partir de la femme. Nous
nous heurtons à une autre difficulté de la langue : aucun des
articles possibles ne nous satisfait. La femme n'existe pas, Elle"
est multiple ; Les femmes ne nous vont guère, "elle"
est unique, l'indéfini Des permet à peu près de dire n'importe
quoi au nom d'une prétendue pensée ou d'un "mouvement de
libération des femmes", confisquant la révolte pour le
bénéfice d'un petit commerce. L'indéterminé d'une n'est pas celui
de "l'une"qui nous irait sans doute le moins mal, parce que
nous y entendons d'autres possibles. Et de l'une dont nous parlerons,
nous vous demanderons le plus souvent d'entendre aussi la part
féminine de l'homme, comme de la lune le plus souvent du genre
féminin, mais qui peut-être du masculin, et qui dans les
mythologies est tantôt principe féminin, tantôt masculin. Pendant
longtemps, quand il s'est agi de femmes, ou du féminin, le discours
a été celui du mâle, et de la dérision au culte, marqué par le
négatif, "il n'y a pire eau que l'eau qui dort" ;
force nous est de constater que le "ventre" est un
continent noir, inquiétant.
La materia prima, Isis ou Lilith, les fées mises à
mal par l'Inquisition, les sorcières et les lycanthropes, ont cédé
le terrain aux topologies des théoriciens de l'inconscient, lesquels
ont constaté leur quasi incapacité à saisir l'insaisissable
langagier des femmes. Si le premier objet d'amour est la mère, le
d'où je viens est porteur d'une angoisse terrible, le sein "objet
partiel" est le premier repère extérieur, mais c'est de ce
corps qu'on vient. Premier lieu du désir, premier lieu de la
formation symbolique, le sein à croquer, ô délices du
cannibalisme, (comme les autres lieux du désir en morceaux) sera
remplacé par le phallus unificateur . Si le désir de la mère est
le phallus, l'enfant va s'identifier à celui-ci. Mais ce que désire
la mère c'est l'autre, le père, l'homme, celui qui dans nos
sociétés dit la loi, notamment l'interdit de l'inceste. Découvrir
le réel, c'est découvrir la jouissance de l'autre comme arrêt de
ma toute puissance. C'est l'homme qui apporte la reconnaissance. Que
faire, qu'être, pour être à son tour choisie ? Et quand je
suis choisie, quand j'aime, j'en appelle à la jouissance, aux
jouissances sans cesse multipliées, l'autre le même, l'immatérielle
coque bleue qui nous enveloppe comme tiers inclus de l'acte d'amour.
La difficulté à saisir la féminité tant chez les
analystes hommes que femmes ne vient- elle pas du fait que le féminin
échappe aux données de l'appréhension par le discours tel qu'il
est aujourd'hui structuré ? Impossible d'approcher par le
concept ce qui n'est pas conceptuel, puisque c'est à la fois, le
plein et le vide, l'immobilité et le mouvement . Intérieur de
l'extérieur et extérieur de l'intérieur, le féminin est captation
et rejet, sécurité et expulsion ; versipèle, "loupiforme"
il est comme le lycanthrope tantôt peau d'homme, tantôt peau
d'animal ; comme Peau d'âne terrifiée par l'entreprise de
séduction paternelle, il file et se défile, il est donc "faux",
à l'image de la faux qui égalise. Mort et moisson ont le même
outil. Quand le cordon est tranché, l'enfant s'individualise, et le
féminin porte à faux. Et l'on en arrive à dire que la femme n'est
que si elle est mère, qu'elle ne saurait être une amoureuse, que
l'amour est une fumisterie qu'il ne reste que désir et social qui
fassent sens. Mais le moment privilégié des loups garous, hors les
pleines lunes, était ces quelques nuits entre la fin de l'année
lunaire de 354 jours et celle de l'année solaire.
La femme permet l'entrée en chair, l'entrée en
connaissance, à partir du rien vers le rien. Est-ce pour cela
qu'elle aurait historiquement une "incapacité" à créer ?
Elle devrait suggérer ou reproduire. Ce que Lilith refusa. La
première Eve du jardin des délices, évacuée du récit biblique,
réapparaît dans les contes, revendiquant le désir, le plaisir ;
souffle des rêves nocturnes elle aussi croqueuse d'hommes, elle
croque ses propres enfants. Lilith, la matière vile, noire, les
seins de l'enfer dit-on en Afrique du Nord, ce sont les souffles , la
femme version fatale, surgie du néant du rêve pour retourner au
néant. Ce rien que les philosophes ou la vulgate nous proposent
comme synonyme du néant est en fait une essentielle dimension de
l'être . En l'intuition qui permet de pressentir les autres lieux de
l'homme, l'espace cesse d'avoir trois dimensions. Les recherches en
physique sont de celles qui nous permettent d'appréhender autrement
le rien , cette "chose" qu'il a fallu occulter en ne la
concevant que dans le négatif "ce n'est rien".
Que peut-on répondre ? Rien, sinon tout le non
dit ,cette "chose" incluse dans la réponse même, mais que
l'on fait taire. Ce n'est pas rien ; et si la femme est un rien
belle, comme on le dit dans certaines campagnes c'est qu'elle est
superbe, la garce ! Qu'est ce qui a donc été enseveli des deux
principes primordiaux, en quoi la censure a-elle été nécessaire à
la construction de nos civilisations, que cherchons-nous, nous qui ne
nous contentons pas du monde tel qu'en ses lois de nécessité ?
L'androgyne est au coeur de bien des mythes fondateurs, et voilà que
les biochimistes nous apprennent que l'embryon humain est d'abord
bisexuel. Nous en voilà ravis, mais que faire de notre mémoire
archaïque ? Comment libérer nos possibles ? Si l'on pense
que le petit d'homme vit son désir en découvrant où se porte le
désir de sa mère, le phallus n'est-il pas d'abord désir de la
femme ? et sans doute ne pouvons-nous penser le masculin qu'à
partir du féminin, a contrario des théologues, décalogues et
autres freudologues ;. A dire vrai on sait bien que la Vérité
qui exige une "fixation" par le concept ne peut relever du
féminin, non que la femme mente mais elle sait qu'elle n'est qu'un
moment du faux, ou plutôt que l'espace creux proposé par l'arrondi
des cils quand le regard porte son dard. C'est ainsi que la femme
pressent ce qui se tapit dans les discours les plus structurés, elle
a tôt fait de démasquer l' "érection" en tous ses
masques du service divin au divin pouvoir. Elle a toujours plus
facilement érotisé en paix, comme on herborise, ne craignant pas
d'être trahie par une partie d'elle-même, et pourtant érectile de
tous les frissons de sa peau, au creux d'une attente de la seule
vérité qu'il lui soit possible de recevoir, celle du phallus en
elle oeuvrant, non du symbolique, mais de celui de l'homme qui lui
fait l'amour et auquel dans le même temps elle peut aussi faire
l'amour, le féminin et le masculin s'interceptant, se relançant,
démultiplication du même en tous lieux du corps, en l'espace
enveloppant l'amande du couple, l'amant(e) et l'amant(e).
La femme détiendrait le secret des origines et
c'est peut-être pour cela et non pour se reproduire qu'aussi,
l'homme lui fait l'amour, mais veut-il savoir cela s'il ne prétend
qu'à "fermer" par la raison, quand elle s'ouvre au
cosmos ? Alors que pourrait-elle lui dire puisqu'il faudrait
recourir à un langage qui ne s'ébauche que volatilisé ? Le
secret du pont, du passage, si elle le demande à celui qui vers elle
a cheminé, ou qu'elle attendait, c'est parce qu'elle sait qu'il ne
peut savoir que par elle, s'il sait la recevoir. Levant ses
jalousies, elle permet la restitution d'une parole en chacun enfouie,
grâce à un phallus où elle se reconstitue, elle, hors
imprécations, hors malédictions. De cette inquiétante figure de la
maternité où l'on a trop souvent enfermé la femme, et à travers
elle le féminin, retenons le lieu, le point où se coupent la ligne
de vie et celle de mort, faisant boucle, est-ce pour cela qu'il
faudrait la boucler sur l'angoisse majeure de cette spirale mortifère
en nous ? Le féminin est la grande faucheuse parce qu'il est
inscrit dans la peur de l'être de ne plus pouvoir s'élever du fond
du cône, pris dans un magma dont le mouvement ne lui laisse qu'un
faible espoir de surgissement. L'enfantement est une autre guerre et
c'est bien la femme qui commence de couper le fil, d'opérer la
séparation. Ce n'est qu'à partir de cet instant qu'existent les
liens du sang.
Parler du féminin dans un colloque sur le
surréalisme et le temps me fait sourire, le temps est masculin,
c'est la durée qui est féminine, la frontière est un ordre
masculin quand l'espace du dedans comme du dehors est féminin.
Territoire et terre, âme et vague à l'âme, vague alarme, au plus
profond de nous les sons coulés, les sons épaves émettent encore .
Triangle pointe en bas, langue qui s'avance, s'étale, et se
superpose à elle-même, devenant spirale il donne dans le temps même
où il reçoit, ou alors il se refuse, s'échappe quand on croyait le
tenir, comme l'ombre. De l'alchimie aux contes de fées et retour,
d'Isis à Joyce Mansour et retour au limon du Nil, il s'agit bien
pour nous surréalistes de chercher à libérer les puissances que la
société récuse parce qu'elles ne sont pas utiles, mais il ne
saurait être question d'en appeler à inverser les dominations . Ces
forces en nous qui s'affrontent, nous les trouvons magnifiées dans
l'érotique amoureuse. Nous ne cessons d'en découdre ; et
l'alchimie ne nous proposerait-elle qu' un superbe livre muet, serait
déjà "en avant". N'en déplaise à Aragon , la femme
n'est pas l'avenir de l'homme.
Nous intéresse la part du féminin en chacun, et
nous ne la sentons pas comme une part maudite. Il s'agit d'aider aux
surgissements de ce qui en nous a du mal à se faire phrases, d'en
enrichir notre part masculine, et à l'inverse ; il ne s'agit
pas non plus d'aller vers ce qui nous est aujourd'hui proposé de
nivellement des différences sexuelles sous le prétexte d'une
libération de la femme, laquelle est maintenant autorisée à être
exploitée au même titre que l'homme. Il est évident que cette
poésie "faite par tous non par un" ne se peut concevoir
que dans une lutte contre ce qui nous aliène : le salariat, le
pouvoir auquel nous devrions déléguer tous nos pouvoirs et nos
rêves, pour nous retrouver misérabilisés devant le trio qui n'a
rien d'infernal, mais qui est celui du paradis des réactionnaires à
l'affût de toutes les baisses de vigilance : travail, famille,
patrie. Il se peut fort que dans les temps à venir, nous devions
encore nous battre contre le retour en force des valeurs de l'extrême
droite, mais nous ne saurions mélanger notre exigence quant à
l'exaltation des principes masculin et féminin, quant à la poésie
force vive de l'insoumission et la nécessité de luttes ailleurs,
sur des terrains où nous pouvons avec d'autres nous retrouver au
coude à coude, voire au coude à poing. Le féminin, terre noire, au
silence habitué, sait aussi les hurlements de la fureur. Lâchons la
bonde chaque fois que nous pouvons, et laissons-nous emporter par les
torrents d'amour, ne soyons pas les petits épargnants de notre vie.
Il n'y a pire eau que l'eau qui dort... A
l'intérieur de nos phrases construites, les mots nous proposent de
multiples échappées belles. Fée mine un, fée mit nain, fata, la
faute et le destin, pour miner les faits, à l'image de la grenade,
fruit à l'écorce dure éclatant à maturité libérant un rouge
presque noir, dans la mine où commence la quête de l'or du temps,
le féminin fait des mines.
Marie-Dominique Massoni,
samedi 14 décembre 1991.
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