mercredi 31 juillet 2013

Marie-Dominique Massoni

LE SURRÉALISME ET LE FÉMININ


Si notre approche traite plus évidemment de la femme que de l'homme, c'est qu'il est plus facile, et peut-être hélas plus piégeant de dire le féminin à partir de la femme. Nous nous heurtons à une autre difficulté de la langue : aucun des articles possibles ne nous satisfait. La femme n'existe pas, Elle" est multiple ; Les femmes ne nous vont guère, "elle" est unique, l'indéfini Des permet à peu près de dire n'importe quoi au nom d'une prétendue pensée ou d'un "mouvement de libération des femmes", confisquant la révolte pour le bénéfice d'un petit commerce. L'indéterminé d'une n'est pas celui de "l'une"qui nous irait sans doute le moins mal, parce que nous y entendons d'autres possibles. Et de l'une dont nous parlerons, nous vous demanderons le plus souvent d'entendre aussi la part féminine de l'homme, comme de la lune le plus souvent du genre féminin, mais qui peut-être du masculin, et qui dans les mythologies est tantôt principe féminin, tantôt masculin. Pendant longtemps, quand il s'est agi de femmes, ou du féminin, le discours a été celui du mâle, et de la dérision au culte, marqué par le négatif, "il n'y a pire eau que l'eau qui dort" ; force nous est de constater que le "ventre" est un continent noir, inquiétant.
La materia prima, Isis ou Lilith, les fées mises à mal par l'Inquisition, les sorcières et les lycanthropes, ont cédé le terrain aux topologies des théoriciens de l'inconscient, lesquels ont constaté leur quasi incapacité à saisir l'insaisissable langagier des femmes. Si le premier objet d'amour est la mère, le d'où je viens est porteur d'une angoisse terrible, le sein "objet partiel" est le premier repère extérieur, mais c'est de ce corps qu'on vient. Premier lieu du désir, premier lieu de la formation symbolique, le sein à croquer, ô délices du cannibalisme, (comme les autres lieux du désir en morceaux) sera remplacé par le phallus unificateur . Si le désir de la mère est le phallus, l'enfant va s'identifier à celui-ci. Mais ce que désire la mère c'est l'autre, le père, l'homme, celui qui dans nos sociétés dit la loi, notamment l'interdit de l'inceste. Découvrir le réel, c'est découvrir la jouissance de l'autre comme arrêt de ma toute puissance. C'est l'homme qui apporte la reconnaissance. Que faire, qu'être, pour être à son tour choisie ? Et quand je suis choisie, quand j'aime, j'en appelle à la jouissance, aux jouissances sans cesse multipliées, l'autre le même, l'immatérielle coque bleue qui nous enveloppe comme tiers inclus de l'acte d'amour.
La difficulté à saisir la féminité tant chez les analystes hommes que femmes ne vient- elle pas du fait que le féminin échappe aux données de l'appréhension par le discours tel qu'il est aujourd'hui structuré ? Impossible d'approcher par le concept ce qui n'est pas conceptuel, puisque c'est à la fois, le plein et le vide, l'immobilité et le mouvement . Intérieur de l'extérieur et extérieur de l'intérieur, le féminin est captation et rejet, sécurité et expulsion ; versipèle, "loupiforme" il est comme le lycanthrope tantôt peau d'homme, tantôt peau d'animal ; comme Peau d'âne terrifiée par l'entreprise de séduction paternelle, il file et se défile, il est donc "faux", à l'image de la faux qui égalise. Mort et moisson ont le même outil. Quand le cordon est tranché, l'enfant s'individualise, et le féminin porte à faux. Et l'on en arrive à dire que la femme n'est que si elle est mère, qu'elle ne saurait être une amoureuse, que l'amour est une fumisterie qu'il ne reste que désir et social qui fassent sens. Mais le moment privilégié des loups garous, hors les pleines lunes, était ces quelques nuits entre la fin de l'année lunaire de 354 jours et celle de l'année solaire.
La femme permet l'entrée en chair, l'entrée en connaissance, à partir du rien vers le rien. Est-ce pour cela qu'elle aurait historiquement une "incapacité" à créer ? Elle devrait suggérer ou reproduire. Ce que Lilith refusa. La première Eve du jardin des délices, évacuée du récit biblique, réapparaît dans les contes, revendiquant le désir, le plaisir ; souffle des rêves nocturnes elle aussi croqueuse d'hommes, elle croque ses propres enfants. Lilith, la matière vile, noire, les seins de l'enfer dit-on en Afrique du Nord, ce sont les souffles , la femme version fatale, surgie du néant du rêve pour retourner au néant. Ce rien que les philosophes ou la vulgate nous proposent comme synonyme du néant est en fait une essentielle dimension de l'être . En l'intuition qui permet de pressentir les autres lieux de l'homme, l'espace cesse d'avoir trois dimensions. Les recherches en physique sont de celles qui nous permettent d'appréhender autrement le rien , cette "chose" qu'il a fallu occulter en ne la concevant que dans le négatif "ce n'est rien".
Que peut-on répondre ? Rien, sinon tout le non dit ,cette "chose" incluse dans la réponse même, mais que l'on fait taire. Ce n'est pas rien ; et si la femme est un rien belle, comme on le dit dans certaines campagnes c'est qu'elle est superbe, la garce ! Qu'est ce qui a donc été enseveli des deux principes primordiaux, en quoi la censure a-elle été nécessaire à la construction de nos civilisations, que cherchons-nous, nous qui ne nous contentons pas du monde tel qu'en ses lois de nécessité ? L'androgyne est au coeur de bien des mythes fondateurs, et voilà que les biochimistes nous apprennent que l'embryon humain est d'abord bisexuel. Nous en voilà ravis, mais que faire de notre mémoire archaïque ? Comment libérer nos possibles ? Si l'on pense que le petit d'homme vit son désir en découvrant où se porte le désir de sa mère, le phallus n'est-il pas d'abord désir de la femme ? et sans doute ne pouvons-nous penser le masculin qu'à partir du féminin, a contrario des théologues, décalogues et autres freudologues ;. A dire vrai on sait bien que la Vérité qui exige une "fixation" par le concept ne peut relever du féminin, non que la femme mente mais elle sait qu'elle n'est qu'un moment du faux, ou plutôt que l'espace creux proposé par l'arrondi des cils quand le regard porte son dard. C'est ainsi que la femme pressent ce qui se tapit dans les discours les plus structurés, elle a tôt fait de démasquer l' "érection" en tous ses masques du service divin au divin pouvoir. Elle a toujours plus facilement érotisé en paix, comme on herborise, ne craignant pas d'être trahie par une partie d'elle-même, et pourtant érectile de tous les frissons de sa peau, au creux d'une attente de la seule vérité qu'il lui soit possible de recevoir, celle du phallus en elle oeuvrant, non du symbolique, mais de celui de l'homme qui lui fait l'amour et auquel dans le même temps elle peut aussi faire l'amour, le féminin et le masculin s'interceptant, se relançant, démultiplication du même en tous lieux du corps, en l'espace enveloppant l'amande du couple, l'amant(e) et l'amant(e).
La femme détiendrait le secret des origines et c'est peut-être pour cela et non pour se reproduire qu'aussi, l'homme lui fait l'amour, mais veut-il savoir cela s'il ne prétend qu'à "fermer" par la raison, quand elle s'ouvre au cosmos ? Alors que pourrait-elle lui dire puisqu'il faudrait recourir à un langage qui ne s'ébauche que volatilisé ? Le secret du pont, du passage, si elle le demande à celui qui vers elle a cheminé, ou qu'elle attendait, c'est parce qu'elle sait qu'il ne peut savoir que par elle, s'il sait la recevoir. Levant ses jalousies, elle permet la restitution d'une parole en chacun enfouie, grâce à un phallus où elle se reconstitue, elle, hors imprécations, hors malédictions. De cette inquiétante figure de la maternité où l'on a trop souvent enfermé la femme, et à travers elle le féminin, retenons le lieu, le point où se coupent la ligne de vie et celle de mort, faisant boucle, est-ce pour cela qu'il faudrait la boucler sur l'angoisse majeure de cette spirale mortifère en nous ? Le féminin est la grande faucheuse parce qu'il est inscrit dans la peur de l'être de ne plus pouvoir s'élever du fond du cône, pris dans un magma dont le mouvement ne lui laisse qu'un faible espoir de surgissement. L'enfantement est une autre guerre et c'est bien la femme qui commence de couper le fil, d'opérer la séparation. Ce n'est qu'à partir de cet instant qu'existent les liens du sang.
Parler du féminin dans un colloque sur le surréalisme et le temps me fait sourire, le temps est masculin, c'est la durée qui est féminine, la frontière est un ordre masculin quand l'espace du dedans comme du dehors est féminin. Territoire et terre, âme et vague à l'âme, vague alarme, au plus profond de nous les sons coulés, les sons épaves émettent encore . Triangle pointe en bas, langue qui s'avance, s'étale, et se superpose à elle-même, devenant spirale il donne dans le temps même où il reçoit, ou alors il se refuse, s'échappe quand on croyait le tenir, comme l'ombre. De l'alchimie aux contes de fées et retour, d'Isis à Joyce Mansour et retour au limon du Nil, il s'agit bien pour nous surréalistes de chercher à libérer les puissances que la société récuse parce qu'elles ne sont pas utiles, mais il ne saurait être question d'en appeler à inverser les dominations . Ces forces en nous qui s'affrontent, nous les trouvons magnifiées dans l'érotique amoureuse. Nous ne cessons d'en découdre ; et l'alchimie ne nous proposerait-elle qu' un superbe livre muet, serait déjà "en avant". N'en déplaise à Aragon , la femme n'est pas l'avenir de l'homme.
Nous intéresse la part du féminin en chacun, et nous ne la sentons pas comme une part maudite. Il s'agit d'aider aux surgissements de ce qui en nous a du mal à se faire phrases, d'en enrichir notre part masculine, et à l'inverse ; il ne s'agit pas non plus d'aller vers ce qui nous est aujourd'hui proposé de nivellement des différences sexuelles sous le prétexte d'une libération de la femme, laquelle est maintenant autorisée à être exploitée au même titre que l'homme. Il est évident que cette poésie "faite par tous non par un" ne se peut concevoir que dans une lutte contre ce qui nous aliène : le salariat, le pouvoir auquel nous devrions déléguer tous nos pouvoirs et nos rêves, pour nous retrouver misérabilisés devant le trio qui n'a rien d'infernal, mais qui est celui du paradis des réactionnaires à l'affût de toutes les baisses de vigilance : travail, famille, patrie. Il se peut fort que dans les temps à venir, nous devions encore nous battre contre le retour en force des valeurs de l'extrême droite, mais nous ne saurions mélanger notre exigence quant à l'exaltation des principes masculin et féminin, quant à la poésie force vive de l'insoumission et la nécessité de luttes ailleurs, sur des terrains où nous pouvons avec d'autres nous retrouver au coude à coude, voire au coude à poing. Le féminin, terre noire, au silence habitué, sait aussi les hurlements de la fureur. Lâchons la bonde chaque fois que nous pouvons, et laissons-nous emporter par les torrents d'amour, ne soyons pas les petits épargnants de notre vie.
Il n'y a pire eau que l'eau qui dort... A l'intérieur de nos phrases construites, les mots nous proposent de multiples échappées belles. Fée mine un, fée mit nain, fata, la faute et le destin, pour miner les faits, à l'image de la grenade, fruit à l'écorce dure éclatant à maturité libérant un rouge presque noir, dans la mine où commence la quête de l'or du temps, le féminin fait des mines.

Marie-Dominique Massoni,
samedi 14 décembre 1991. 

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