DU SUJET DANS LE RÊVE
Celui qui est en moi qui rêve, à quelle condition peut-il dire « je » ? À en juger par ma propre expérience, je répondrais que cet hôte singulier peut le dire à toutes les conditions qu'il choisira de se donner, à l'exception d'une seule, qui échappe à ses capacités, celle de pouvoir communiquer au reste du monde par la parole ce qu'il rêve au moment où il le rêve (j'écarte délibérément les propos prononcés à haute voix par le dormeur, et qui généralement ne font l'objet d'aucun souvenir au réveil). Que le je du rêve dise « je » pour me faire croire que j'ai un moi bien défini qui ne ferait chaque nuit que dérober un nouveau costume au vestiaire somptueux du désir, soit, je lui passerai volontiers cette concession à la grammaire. S'il prolonge ce « je » par quelque verbe exprimant l'usage habituel, voire rationnel, de la pensée, je ne trouverai également rien à y redire. Les capacités d'abstraction, on le sait, ne sont aucunement suspendues dans les rêves et, de ceux de Cardan et de Kekulé, la science est redevable pour le premier des nombres imaginaires et pour le second de la structure moléculaire du benzène. Du reste, dans la mesure où, suivant Freud, le rêve est un accomplissement de désir, tout indique que le désir de pensée y est l'un des seuls à pouvoir s'accomplir directement, plutôt que celui, par exemple, de boire un verre de bourgogne, qui devra en passer nécessairement par la représentation. Mais ce n'est pas le « je pense » qui m'occupe, c'est le « je rêve », accompagné du léger vertige que nous donne aussitôt cette simple énonciation. En effet, lorsque le je du rêve dit « je rêve », il produit un énoncé d'une espèce fort singulière : un énoncé proprement imprononçable. Nul ne peut le prononcer et le réaliser simultanément. Si je prononce « je rêve », c'est que « je », hic et nunc, ne rêve pas. Dans ce cas, le sujet « je » est bien éveillé et la forme verbale « rêve » n'a pas le sens plein que j'emploierai si, par exemple, voyant la femme qui dort auprès de moi battre des paupières ou murmurer dans son sommeil, je constate, ému : « Elle rêve ». Pour conjuguer le verbe rêver dans son sens propre à la première personne, je dois toujours l'assortir de conditions de temporalité qui l'excluent de l'actuel : je peux dire très légitimement « je rêvais », « j'ai rêvé », « je rêve de temps en temps » ou « je rêve très souvent », mais jamais « je rêve » tout court.
Si j'examine de plus près le statut de cette phrase en
lui appliquant la fameuse distinction d'Austin entre les énoncés
performatifs et constatifs, je n'hésiterai guère à l'inclure dans la
seconde catégorie : lorsque je dis « je rêve » dans mes songes, celui
qui rêve en moi semble bien constater qu'il est en train de rêver, comme
celui qui dit « je voyage » constate qu'il est en train de voyager.
Cependant chacun admettra qu'à moins de voyager dans sa tête ou dans ses
souvenirs, le voyage est une forme d'activité bien distincte de la
conscience du voyage, alors qu'il en va tout autrement pour l'activité
onirique : où et comment tracer une ligne de démarcation entre le fait
de rêver et la conscience de rêver ? Dire alors « je rêve », c'est
autant constater que l'on rêve que se rêver rêvant, c'est-à-dire rêver
tout simplement ; et si l'on suit la stricte définition que donne
Benveniste de l'énoncé performatif : « L'acte s'identifie avec l'énoncé
de l'acte. Le signifié est identique au référent […] Un énoncé est
performatif en ce qu'il dénomme l'acte performé », tout indique que
l'énoncé « je rêve » appartient à cette dernière catégorie. Il prend
donc, en plus de sa valeur de constat, celle d'énoncé auto-référentiel,
ce qui suffit à le définir comme acte de parole. Toutefois, une
objection majeure s'élève aussitôt : contrairement aux énoncés
performatifs tels que « je promets » qui fonde la promesse ou « je
jure » qui fonde le serment, ce n'est pas le « je rêve » qui fonde le
rêve : nul rêveur n'a besoin de dire « je rêve » pour rêver et nul rêve
ne se limite à cet unique énoncé. Voilà donc un énoncé performatif qui
se montre outrageusement indifférent à sa propre performance !
Imprononçable, rétif à la catégorisation, l'énoncé « je
rêve » se dérobe à l'analyse autant qu'à la parole, et cette dérobade ne
fait que révéler la nature essentiellement fuyante du sujet qui semble
s'y loger. Ici, le je n'a que peu à voir avec le sujet d'un énoncé
prononçable à l'état de veille : il est évident que « je rêve » pourrait
aussi bien se traduire par une phrase du type « il rêve je », où « il »
serait un impersonnel comme dans « il tonne » et « je » une sorte
d'indice de subjectivation affectant de façon variable l'ensemble du
processus onirique. Novalis notait que « nous sommes près de nous
éveiller lorsque nous rêvons que nous rêvons ». Même si cette
affirmation trop catégorique est souvent contredite par l'expérience,
elle a le mérite de souligner la labilité du sujet accédant à la
conscience de rêver, et dont du reste l'éveil ne signe que la complète
dissolution. (Entre parenthèses, ce soupçon jeté sur le sujet de nos
rêves, nous serions bien avisés de l'étendre à tous les autres énoncés
de l'état dit de veille. Nous pourrions le mettre un peu en sourdine, ce
monosyllabe atone et discret qui n'en prétend pas moins tout régir, et,
puisqu'on a évoqué les actes de parole, à les considérer moins comme
les actes d'un sujet parlant que comme les actes d'une parole se
manifestant par le truchement d'un sujet quelconque. Car lorsque je dis
« je promets », « je pardonne » ou « je jure », je ne fonde ma promesse,
mon pardon ou mon serment que pour autant que l'idée de promesse, de
pardon ou de serment est déjà attendue, ou au moins conçue comme
possible ou souhaitable, par celui à qui je m'adresse ; c'est en effet
toujours la situation extra-linguistique des parties en présence qui
impose à l'un des locuteurs de promettre, de pardonner ou de prêter
serment. Contrairement à l'apparence qu'en livre une grammaire où le
sujet est toujours implicitement affecté de l'illusion du libre arbitre,
l'acte de parole n'a rien d'un acte libre.)
Comme l'inconscient ne s'embarrasse pas du principe de
contradiction, quel rêveur, pour le regretter ou s'en réjouir, ne
s'est-il jamais entendu dire en plein songe : « Je ne rêve pas » ? Une
telle phrase, en apparence, ne saurait prendre sens qu'à l'état de
veille, lorsque la situation dans laquelle le sujet est subitement
plongé lui paraît si peu réelle qu'il est contraint de s'assurer qu'il
est bien éveillé. Mais en songe, elle est l'expression d'un curieux
déni, exempt pourtant de toute mauvaise foi, qui a pour effet
d'enraciner le sujet dans le rêve et, du même coup, puisque l'un est
l'autre, le rêve dans le sujet. « Je ne rêve pas » signifie, cette fois,
« je ne veux, ou ne peux, me réveiller ». Et de fait, au réveil, le
rêve ainsi dénié a parfois été si fort que certains de ses éléments -
personnes, lieux, situations - apparaissent comme des souvenirs réels
qui ne laissent pas de nous troubler. Par suite, contrairement à
l'énoncé positif, l'énoncé négatif apporte, avec l'effet de réalité dont
il charge le vécu onirique, l'affirmation d'une intense certitude
subjective. Lorsque le rêveur dit « je ne rêve pas », il a au plus haut
point la certitude d'être lui-même. Son indice de subjectivation est au
plus haut. C'est alors que, plus fermement que par le cogito de
Descartes, il se sent assuré de son existence. C'est alors qu'il peut
rêver vrai. C'est alors qu'il est prêt à mener la vie parallèle de Peter
Ibbetson ou les métamorphoses du vagabond stellaire de Jack London.
Joël Gayraud
(texte publié en 2005, dans le quatrième numéro de la revue S.U.RR.)
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