CORPS NEUF
Un corbeau d'au-dessus de mes forces est venu planter ses yeux dans les miens, ce mercredi 29 novembre vers quinze heures et cinq minutes. A deux mètres de moi, ce face-à-face entre mon bureau et la fenêtre, durant une à deux minutes, me sidéra. J'écrivais à ce moment, pour "Révolte et Tradition" : « La Tradition accorde d'ouvrir des voies autrement, quand ce n'est pas de percer des tunnels où parfois poser des mines. Elle se veut justement le contraire de ce dont la soupçonnent les ignorants qui lui imputent le refus d'aller voir plus avant. Elle permet d'enlever le masque de "l'évidence rationnelle" à la connaissance et de se plonger dans l'expérience de parole révélant l'humanité, de cette Parole qui fut et demeure langue des oiseaux, Verbe, cris de poètes, jeux de l'ouïe et seul désir d'âme à Licorne… » J'avais déjà rédigé deux pages qui soudain me semblaient inconsistantes par rapport à cette rencontre bouleversante. L'oiseau m'était apparu énorme alors que l'ombre entrait dans la pièce et attirait mon regard vers l'éphémère voile noire que le déploiement de ses ailes mit brièvement aux vitres le temps qu'il accostât. Il s'était posé là, sur la margelle de cette fenêtre proche du toit, maintenant il occupait toute la largeur de verre du battant, à ma droite, et m'observait. Pareillement, je le regardais ou, plutôt, je le dévorais des yeux. Le temps s'était arrêté, dévoré lui aussi, englouti dans cette gueule d'immobilité que nous tenions ouverte chacun par un bout. Temps qui habituellement court et s'essouffle avec l'homme d'aujourd'hui, à toute vitesse vers ce meilleur des mondes qu'est la modernité - censée le mettre à distance itérativement de l'ignorance "grossière" précédente, perpétuellement redéfinie par nos sciences à la botte des autorités. La tension du sentiment que j'éprouvais maintenant puisait son énergie dans des sources de savoirs autrement plus authentiques, fruits d'expériences sans âge accumulées par des millénaires d'humanité. Cette force pouvait tout aussi bien être de l'ordre de la colère, éveillée par le cri déchirant du corbeau, préparant l'écroulement de remparts, de prisons de l'esprit, de garde-fous. Je savais déjà que la Tradition contredit la barbarie autorisée que ratifient les rationalismes cyniques de tous les pouvoirs. (Combien de "merveilleux" hélas tombé sous le sens comme sous des bombes ! ) Subversive, elle s'entend à désavouer le modèle mécaniste qui explique le monde en tant qu'antagonisme infini de sujets et d'objets ; à réfuter les dichotomies de corps et d'esprit, de matière et d'énergie, du même et de l'autre ; à perturber de tête-à-queue les autoroutes de la pensée plaçant le bas en haut et transformant les corbeaux en beaux corps… D'abord, j'avais eu peur, puis juste de l'inquiétude et enfin de la fascination ; anxieuse à l'idée que l'oiseau ne parte et me quitte, j'avais une envie folle qu'il se passe quelque chose de mémorable entre nous, d'objectivable. Pourtant n'eut lieu que ce long échange de regards pendant lequel l'intuition angoissante me vint qu'une occasion m'était offerte, mais laquelle ? Je me sentais coupable de ne pas savoir correctement la saisir . A quelle croisée du surréalisme (auquel je me consacrais à cet instant d'écriture) et de la Tradition (qui prenait corps dans le corbeau) me trouvais-je, alors que j'avais ouvert ma réflexion ce jour-là par ces mots que Breton prononçait en 1950 : « Je n'ai pas renoncé à creuser plus avant pour savoir si le surréalisme rejoint véritablement la pensée traditionnelle - disons celle de Swedenborg, de Fabre d'Olivet - jusqu'à se confondre finalement avec elle ou si elle ne présente avec celle-ci que des points d'intersection. » J'y avais lu dans les deux cas une affirmation de l'authenticité du lien entre Surréalisme et Tradition, quoiqu'il restât à débattre du niveau d'intensité de la relation. En aucun cas il n'aurait pu s'agir d'un quelconque asservissement du Surréalisme à une démarche traditionnelle donnée - ce dont semblent encore étonnamment s'effrayer quelques surréalistes hostiles à toute approche de la Tradition. Car cette dernière n'est pas la courroie de transmission de dogmes venus de l'extérieur de l'individu pour remettre celui-ci sur un chemin convenable, mais le fil qui court entre les êtres humains duquel chacun peut tisser son épreuve (c'est-à-dire éprouver à sa manière, de l'intérieur, un mythe parmi d'autres nés avec l'humanité, de ceux que chacun approche à l'heure venue d'une mutation - voire d'une transmutation).
Il est conçu, dans la Kabbale, un mouvement libérateur nommé techouva, qui signifie se retourner, faire demi-tour, se détourner d'une orientation de vie pour en choisir une autre
et qui me paraît l'archétype des puits de révolte et de résistance à
l'univers uniforme et aliénant que les banques mondiales nous planifient
d'avance, relayées par les discours scientifiques, économiques,
modernes et "réalistes". L'encombrant corbeau noir descendu du noyer
altier jusqu'à ma fenêtre avait l'air agressif des rebelles et, après le
temps d'observation qui lui fut sans doute nécessaire, il me jeta son
croassement railleur à la face, le bec grand ouvert sur son Rouge. Il ne
s'en tint pas là : basculant brusquement la tête en arrière pour
prendre de l'élan, il frappa un grand coup contre le carreau, puis un
second, de toute la dureté de son bec, de toute la violence de sa
noirceur. Prophétique oiseau d'Apollon, guerrière déesse Bodh, Arthur
d'Avallon ou Anne vierge noire, quel oracle es-tu venu m'apporter,
quelle sagesse me confier, quelle action m'insuffler, quel reproche me
faire ? Quelle réponse, quel retour (qui sont aussi des traductions de techouva) proviendront-ils du volcan de mon enthousiasme ? Peut-être cet appel enflammé, qu'advienne toute perturbation du "bon sens commun",
laquelle vaudra toujours son pesant d'insubordination. Dans le cadre de
notre civilisation mortifère libérale, la Tradition a un rôle hérétique
à tenir - bien que ce ne soit pas le seul. Il se pourrait bien qu'elle
fût la Dame de nouveaux troubadours
(ces "trouveurs" qui savent soupçonner le surgissement des sources où
l'on est passé mille fois sans les voir). Apollon et la corneille
Coronis avait su enseigner à Asclépios l'utilisation des énergies
terrestres d'Epidaure afin que leur fils sauve les hommes contre les
dieux, ces parvenus Olympiens. Mon corbeau était venu en guérisseur
troubler l'ordre à rebrousse-vol. Pour mieux résonner encore à
l'événement, il se trouvait que j'étais sérieusement malade, consciente
de n'avoir pas encore digéré le serpent devenu dragon qui survivait en
mon corps depuis le début du mois, m'y étouffant. Avant qu'il ne fût
parti, ai-je eu le temps de souhaiter que le corbeau me guérisse, qu'il
chasse le dragon ? J'ai ressenti une telle déception lorsque, d'avoir
heurté la vitre, il fut comme effrayé de son propre bruit et s'envola
aussitôt, regagnant les hautes branches sombres et nues du grand noyer,
derrière notre jardin. Même d'aussi loin, il paraissait imposant. En ces
lieux tellement familiers - ce petit bout de jardin dans un coin de
banlieue, avec ces plantes estropiées de béton, où seuls trônent
quelques arbres aimés, dont le houx et ce fameux noyer, qui respirent
encore d'offrir l'hospitalité aux oiseaux - il me semblait qu'était
venue trancher la Parole de Delphes, me plantant son regard de poignard
au centre des chairs et les réflexions récemment lues chez Pierre
Peuchmaurd se vérifiaient : « La transcendance est une qualité de
l'immanence (son "relevé", peut-être), à peine cachée, en constant désir
d'apparition. Elle se donne au passant. Cadeau de l'immanence au
provisoire, elle se donne à qui se donne. » A portée de main, la con-naissance, à portée de tous, mais par un chemin inédit, toujours, et attentif, d'un coût exorbitant de vigilance. A portée de poing, la ré-volte, jaugée à chaque pas placé de travers dans des traces qui n'attendaient qu'un homme grégaire.
Ce matin, c'est moi qui attends le cher corbeau ; je
l'appelle. Je lui dois sans doute d'être enfin délivrée du serpent et de
ma toux nocturne. J'ai mis quelque nourriture sur la margelle et mes
yeux fous de le guetter sont éblouis par un soleil trop bas : le
contre-jour m'empêche d'être sûre de le reconnaître, là-haut, dans les
branches du noyer aussi noir que lui. Il y a encore ces notes, devant
moi, de ce que je préparais hier pour le papier sur "Révolte et
Tradition" qui, du coup, s'est pris de plein fouet l'apparition
troublante. Ce sont des propos d'Annick de Souzenelle que j'avais
relevés longtemps auparavant, où elle évoque l'actuel être humain doté,
selon elle, d'un hémisphère gauche hypertrophié, sourd et aveugle à son
propre mystère : « On peut alors penser que ce qui différencie cet homme
du schizophrène abîmé dans son seul monde intérieur, ses ténèbres, sans
pouvoir de communication avec le monde extérieur, consiste en ce qu'il
reste, lui, coupé de son intériorité et investi dans le seul monde
extérieur où il n'a qu'illusion de relations ; mais il a normalisé cette
pathologie et en a fait la référence de santé ! » Ici j'espère,
fervente, ces ténèbres ailées comme des flammes, qui ne seront ni ce qui
coupe, ni ce qui abîme, mais ce qui relie à la fois au monde et au cœur
de soi. Je me souviens d'en avoir appelé, dans un poème, à la
Tradition, comme seule révolte qui restât. Est-elle l'unique résistance
ayant assez de corps (de consistance) pour l'esprit ?
Dominique Paul
Post scriptum
La crainte fondamentale, qui habite l'individu
révolutionnaire vis à vis de la Tradition, réside sans doute en ce que
celle-ci est un retour aux sources et, en tant que tel, semble
privilégier le passé sur l'avenir, donc être réactionnaire. Or c'est du devenir qu'il faut se préoccuper : ce venir d'où qui assure notre continuité, condition des lendemains qui chantent.
Il n'y a pas à se méfier des sources plus que des embouchures ! Il ne
faut ni boucher les fontaines, ni les vider, car sans elles ni fleuve,
ni delta…Quant à ces mots aimés : révolution, révolte, subversion, on ne peut négliger ce qu'ils charrient de retour, de redites, de face cachée, de replis, toutes choses qu'il s'agit de relire, revoir, recommencer, non pas pour rabâcher,
mais parce qu'il s'agit d'aimer et de caresser, donc d'abandonner ces
réflexes consuméristes d'une société de la jouissance sans joie, qui
court droit devant après un désir gangrené, tout en saisissant ce qui
brille au passage et en recrachant salement l'indigeste par terre. A
bien y regarder, cette course se pratique autour d'un cercle
(circonscrivant quelle absence ?) et la manière rusée de rattraper le
désir de face, afin de le prendre à bras le corps, consisterait
peut-être tout simplement à se retourner et à le surprendre. Par
bonheur, je ne cours guère et je mets plus de confiance en l'acte
magique - qui peut n'être que ( !) Parole - que dans toutes les courses
ou tous les discours, pour métamorphoser la vie. La magie ne se subit
pas, elle se provoque, elle demande une grande énergie et beaucoup
d'indocilité ! Marcuse en appelle aux contre-images pour remplacer les
images des médias et au contre-langage désagrégeant le langage afin
d'accéder à une libération « totale » ; cela suscite en moi deux
mouvements, qui ne sont peut-être que les faces d'une même pièce douée
de forces ensorcelantes : une pratique de la subversion des langues
conventionnelles et un plongeon ardemment désiré dans l'univers des
images symboliques de la Tradition qui m'ouvre, lui, le plus grand
nombre qui soit de cheminements possibles et dotés de sens, parmi
lesquels j'ai toute liberté de choisir pour m'entretenir avec le monde
sans m'écarter de ma vie.
Regarde les lumières.
Regarde à l'intérieur des lumières…
Monte et monte
car tu possèdes une force puissante.
Tu as des ailes de vent,
de nobles ailes d'aigle…
Ne les renie pas de peur qu'elles te renient.
Recherche-les et immédiatement elles te trouveront…
(Orot Haqodèch de Baal Haorot, traduit par M.-A. Ouaknin)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire