dimanche 20 octobre 2013

Joel Gayraud, à propos du Roman-contre, d'Anne-Catherine Caron




ROMAN CONTRE
Le Roman contre de Catherine Caron m'accompagne depuis bientôt trente-cinq ans. Cette petite toile écrue, semée de carrés dessinés à l'encre brune qui rappelle la couleur sépia des photographies anciennes,  m'est si familière qu'elle paraît avoir toujours été là, se greffant à de nouveaux murs à chacun de mes déménagements. Il me plaît de penser que, semblable à une plaque sensible, non à la lumière, mais aux événements quotidiens, aux paroles lancées ou étouffées, aux gestes ébauchés ou accomplis, et aussi bien à tous les possibles non réalisés, elle se soit imprégnée peu à peu de tout ce qu'elle a senti vivre en moi, chez moi et autour de moi. Elle rejoignait ainsi sa signification primitive, qui était de convier le « lecteur » à y projeter l'histoire qu'il lui convenait librement d'imaginer. Aussi ce roman aux cases vides qu'avait conçu une jeune femme de dix-huit ans pour que le regard d'autrui en écrive et en déchiffre simultanément les pages virtuelles, porte-t-il sans doute, en une surcharge invisible, la mémoire de discussions passionnées, de projets démesurés, de récits mirifiques, autant que de banalités désolantes, comme si chacun des petits carrés alignés sur la toile contenait imaginairement un chapitre réel de ma biographie rêvée. 
Roman contre, mais contre quoi ? Une première version, que je n'ai pas connue, car vite soumise à la censure du repentir précisait : contre l'ignorance. Cette prise de position a sans doute paru trop présomptueuse à celle qui, si jeune, avait encore tant à apprendre, et d'abord de la vie; elle a préféré l'effacer, et laisser indéterminée la visée, lui ouvrant du même coup un plus vaste champ de tir. Contre tout ce qui mérite d'être critiqué, donc, et dès lors l'entreprise est sans limites. Mais, avec le recul, il me plaît fort que l'ignorance ait été prise pour cible en priorité, tant cet outrage capital contre l'esprit a été systématiquement entretenu durant toutes ces années par les instances médiatiques et culturelles, voire érigé en valeur suprême d'une post-modernité décomplexée. Exactement ce à quoi Catherine Caron, dans l'inactualité radicale de sa démarche, a toujours su s'opposer.

Joël Gayraud

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