ROMAN
CONTRE
Le Roman contre de Catherine Caron m'accompagne depuis bientôt
trente-cinq ans. Cette petite toile écrue, semée de carrés dessinés à l'encre
brune qui rappelle la couleur sépia des photographies anciennes, m'est si familière qu'elle paraît avoir
toujours été là, se greffant à de nouveaux murs à chacun de mes déménagements.
Il me plaît de penser que, semblable à une plaque sensible, non à la lumière,
mais aux événements quotidiens, aux paroles lancées ou étouffées, aux gestes
ébauchés ou accomplis, et aussi bien à tous les possibles non réalisés, elle se
soit imprégnée peu à peu de tout ce qu'elle a senti vivre en moi, chez moi et
autour de moi. Elle rejoignait ainsi sa signification primitive, qui était de
convier le « lecteur » à y projeter l'histoire qu'il lui convenait librement
d'imaginer. Aussi ce roman aux cases vides qu'avait conçu une jeune femme de
dix-huit ans pour que le regard d'autrui en écrive et en déchiffre
simultanément les pages virtuelles, porte-t-il sans doute, en une surcharge
invisible, la mémoire de discussions passionnées, de projets démesurés, de
récits mirifiques, autant que de banalités désolantes, comme si chacun des
petits carrés alignés sur la toile contenait imaginairement un chapitre réel de
ma biographie rêvée.
Roman
contre, mais contre quoi ? Une première version, que je n'ai pas connue,
car vite soumise à la censure du repentir précisait : contre l'ignorance. Cette prise de position a sans doute paru trop
présomptueuse à celle qui, si jeune, avait encore tant à apprendre, et d'abord
de la vie; elle a préféré l'effacer, et laisser indéterminée la visée, lui
ouvrant du même coup un plus vaste champ de tir. Contre tout ce qui mérite
d'être critiqué, donc, et dès lors l'entreprise est sans limites. Mais, avec le
recul, il me plaît fort que l'ignorance ait été prise pour cible en priorité,
tant cet outrage capital contre l'esprit a été systématiquement entretenu
durant toutes ces années par les instances médiatiques et culturelles, voire
érigé en valeur suprême d'une post-modernité décomplexée. Exactement ce à quoi
Catherine Caron, dans l'inactualité radicale de sa démarche, a toujours su
s'opposer.
Joël Gayraud
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